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La contemplation, c’est la lumière divine jouant directement sur l’âme. Mais toutes les âmes sont affaiblies et aveuglées par leur attachement aux choses créées, qu’elles ont tendance à aimer immodérément en raison du péché originel. Par suite, la lumière divine affecte l’âme à la façon dont la lumière du soleil affecte un œil malade : elle est cause de souffrance. L’amour de Dieu est trop pur. L’âme, impure et malade, affaiblie par son propre égoïsme[1] est heurtée, rebutée, rebutée par cette pureté divine précisément. Elle n’arrive pas à comprendre la souffrance que provoque cette lumière. Elle s’est formé ses propres idées de Dieu, idées qui sont fondées sur la connaissance naturelle et qui, inconsciemment, flattent son amour-propre. Or Dieu contredit ces idées. Sa lumière rejette[2] et pulvérise toutes les notions naturelles que l’âme s’était formées à son endroit. L’expérience de Dieu dans la contemplation infuse contredit purement et simplement tout ce qu’elle avait imaginé le concernant. Le feu de son Amour infus attaque impitoyablement l’amour-propre de l’âme attachée aux consolations humaines et aux lumières et sentiments dont elle avait besoin comme débutante, mais qu’elle s’imaginait à tort être les grâces suprêmes de la prière.
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La contemplation infuse entraîne donc avec elle, tôt ou tard, une terrifiante révolution intérieure. C’en est fini de la douceur de la prière. La méditation devient impossible, voire odieuse. Les cérémonies liturgiques lui pèsent comme un fardeau insupportable. L’esprit n’arrive pas à penser. La volonté a l’air incapable d’aimer. La vie intérieure n’est qu’obscurité, sécheresse, souffrance. L’âme est tentée de croire que tout est fini et que, en punition de ses infidélités, toute vie spirituelle est terminée.
On est ici à un point crucial de la vie de prière. C’est ici très souvent que des âmes, pourtant appelées par Dieu à la contemplation, sont rebutées par tant de « dureté » (voir Jn 6, 60-67, « elle est dure, cette parole »)[3], font demi-tour, et « ne marchent plus avec Lui ». Dieu a illuminé leur cœur d’un rai de sa lumière. Mais elles, aveuglées qu’elles sont par son intensité, ne voient en lui qu’un rai d’obscurité. Elles s’insurgent là contre. Elles ne veulent pas croire et rester dans l’obscurité, elles veulent voir. Elles ne veulent pas cheminer dans le vide, avec une confiance aveugle : elles veulent savoir où elles vont. Elles veulent pouvoir dépendre d’elles-mêmes. Elles veulent pouvoir se fier à leur intelligence et à leur volonté, leur jugement et leurs décisions à elles. Elles veulent être leurs propres guides. Ce sont par conséquent des êtres sensuels qui « ne perçoivent pas ce qui est de l’Esprit de Dieu ». Cette obscurité et cette impuissance, c’est folie pure à leurs yeux. Le Christ leur a donné sa Croix, et cette croix, en fin de compte, est une pierre d’achoppement[4]. Elles ne peuvent pas aller plus loin. Elles restent en général fidèles à Dieu, et font leur possible pour le servir. Mais elles tournent le dos à ce qui est intérieur et s’acquittent de leur service par des activités extérieures. Elles s’extériorisent en pratiques pieuses, ou s’immergent dans le travail de manière à échapper à la souffrance et au sentiment d’échec qu’elles ont éprouvés dans ce qui, à leurs yeux, est le sort final de toute contemplation. « La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise » (Jn 1).
[1] « affaiblie… » : ajout.
[2] « … rejects » remplace « defeats ».
[3] Traduction volontairement plus proche de la lettre du texte mertonien que de celle de la Bible de Jérusalem (N. d. T.)
[4] En anglais, « a scandal ». Utilisé ici, manifestement, dans son sens étymologique (N. d. T.).