En effet, l’un des aspects qui me semblent frappants dans tous les récits de résurrection est le suivant : qu’il s’agisse des femmes qui s’en vont au tombeau pour oindre le corps avec des parfums, qu’il s’agisse des apparitions où les apôtres, par peur, sont terrés dans le Cénacle, qu’il s’agisse encore des apparitions sur le bord du lac de Tibériade ou encore sur la montagne d’où Jésus envoie les Douze annoncer l’Évangile, dans tous les cas il est tout à fait étonnant de constater la familiarité et la proximité de Jésus par rapport à la vie que mènent ses disciples. Tout se passe comme si le principal souci du Christ ressuscité était pour ainsi dire de se glisser, de se couler dans leur vie la plus ordinaire et la plus quotidienne : « Je pars à la pêche ». Ainsi le mystère de la résurrection n’est pas arrivé à la connaissance de ces hommes-là comme une réalité, comme une nouvelle qui les aurait foudroyés. Non, Jésus a été infiniment proche d’eux, dans la plus grande simplicité. Vous l’avez remarqué, dans le récit que nous lisons ce dimanche, Jésus se manifeste sur le bord du rivage : « Les enfants, vous n’avez pas du poisson ? » Et ensuite quand ils commencent à le reconnaître, Il a déjà préparé le repas comme Il pouvait déjà le faire avant sa mort. Et puis devant la gêne, devant le silence, personne n’ose le questionner, et c’est Jésus qui tout simplement dénoue la tension de l’atmosphère en posant la triple question à Pierre : « M’aimes-tu ? » Les disciples savaient bien ce que ça voulait dire : « Toi qui M’as renié trois fois, Je vais confirmer en toi mon amour par trois fois ». Ainsi, ce qui est surprenant, c’est la capacité qu’a la puissance de Jésus ressuscité de se couler dans ce moment de la vie des apôtres déçus, lassés et qui se sont remis à vivre comme tout le monde en Galilée. Le mystère de la Résurrection de Jésus est un mystère de proximité. Et pourtant en même temps, nous est donné le témoignage d’un Agneau immolé : « Celui qui est au-dessus de toute la création », qui la récapitule par sa mort et à qui toute la louange cosmique s’adresse. « Tout être sur la terre, dans le ciel, sur la mer, sous la terre », c’est-à-dire la totalité même du cosmos tel qu’on le concevait à cette époque-là, le monde visible et invisible rend gloire à Dieu.
Je voudrais illustrer cela par une image. Vous connaissez sans doute la célèbre fresque de la création peinte par Michel-Ange où l’homme tend la main vers son Dieu qui l’a créé. Cette fresque a quelque chose de dramatique au sens où les deux mains ne se touchent pas, elles sont là dans une sorte d’imperceptible mouvement de distance et de tension. Et ce qui fait la beauté de cette œuvre de Michel-Ange dit en même temps ce qui constitue le caractère provisoire du projet créateur. Dans la création, nous sommes en tension vers Dieu, toutes choses ont été créées bonnes pour chercher Dieu, mais précisément chercher ce n’est pas encore tenir. Je pense que Michel-Ange a voulu évoquer ce mystère d’une création où l’homme dans son autonomie est en train de tendre la main vers le Dieu qui l’a créé, mais la jonction n’est pas encore faite. Or, dans le mystère de la mort et de la résurrection du Christ, que se passe-t-il ? C’est que la main de Dieu, la main crucifiée de Dieu vient toucher la main de l’homme. Certes ce n’est pas encore la totale prise de possession de nous-mêmes, telle qu’elle se fera dans le Royaume, mais désormais la résurrection est comme le toucher divin du Christ ressuscité sur toutes les réalités de la création. Désormais la création n’est plus simplement en quête de Dieu, elle est effleurée, elle est touchée au plus intime d’elle-même, comme le geste d’une main qui nous touche simplement peut signifier la profondeur de l’attachement, de l’affection. Ici, dans le mystère de la résurrection, c’est le Christ qui vient comme toucher, effleurer, non pas pour nous lâcher, mais pour nous conduire à la plénitude de son Royaume.
Les chrétiens et l’Église sont ceux-là mêmes qui, se sachant touchés par le mystère même de la présence du Christ ressuscité, par sa main ressuscitée, ont à cœur de vivre le plus simplement, le plus fidèlement possible, et même en y incluant leur faiblesse et leur péché, de méditer ces paroles que le contact de la main de Jésus mort et ressuscité fait jaillir dans notre cœur. Chacun d’entre nous est ainsi interrogé : « M’aimes-tu ? » Notre réponse, c’est la réponse de notre foi et de notre baptême, c’est la réponse de nos assemblées eucharistiques et de notre communion au corps du Christ. Tous ces gestes que nous accomplissons, c’est Dieu qui les inscrit en nous. Et c’est à ce moment-là, dans ces gestes mêmes que nous pouvons dire : « Oui, Seigneur, Tu sais tout, tu sais bien que je T’aime ».