Lectures : Is 40, 1-5.9-11 ; 2 P 3, 8-14 ; Mc 1, 1-8
« Consolez, consolez mon peuple, parlez au cœur de Jérusalem ». Nous célébrons, en ce deuxième dimanche de l’Avent, le mystère de notre enracinement dans l’histoire du salut, dans l’ancienne Alliance. C’est une fête de famille, la fête des ancêtres du Christ et par conséquent la fête de nos ancêtres. Nous célébrons ce dimanche avec saint Abraham, avec les saints patriarches, avec Moïse, avec David et avec tous les saints prophètes qui ont désiré voir le jour du Christ. « Ils l’ont vu, dit le Seigneur Jésus Lui-même, et ils se sont réjouis ».
C’est donc une fête de famille et je vous propose ce matin de méditer ensemble, quelques instants, sur une question qui pourra vous paraître oiseuse, mais pourtant très importante : Pourquoi le Seigneur a-t-Il voulu naître dans une famille humaine ? Pourquoi est-Il venu à la suite d’une longue histoire ? Cette question, des générations et des générations de chrétiens se la sont posée. Ils disaient : « Pourquoi le Seigneur est-Il venu si tard ? » En effet après cette énorme catastrophe du péché originel, on aurait pu imaginer que Dieu arrive tout de suite sur les lieux du désastre. Normalement quand on voit quelqu’un en grave danger, s’impose à nous le sens de l’urgence à lui porter secours. Or, on a l’impression que lorsque Dieu tire la leçon du péché originel et explique à Adam que, désormais, il lui faut travailler, Il se contente de donner une « bonne promesse », et qu’il faudra attendre très longtemps. Si encore Il avait tout de suite entrepris son plan de sauvetage ! Il a fait, pour ainsi dire, traîner l’affaire. Il a commencé avec Abraham, mais il a fallu des années de souffrance et de captivité en Egypte pour ensuite donner un pressentiment du salut véritable à travers la Pâque, l’Exode. Et puis, il a fallu conquérir la terre. Et ensuite Dieu a donné un roi qui était la figure prophétique du Messie. Il a fallu encore un exil : il a fallu que, d’une certaine manière, Israël soit anéanti. Israël avait perdu son autonomie politique, les structures théocratiques et royales de la monarchie, et même un véritable sacerdoce, et finalement, devant la détresse extrême et urgente, Dieu a fini par envoyer son Fils !
D’où la question : « Pourquoi si tard ? » Cette question n’est pas tout à fait hors de nos préoccupations d’hommes modernes. Aujourd’hui encore on se dit : « Le Seigneur est venu, le salut a été inauguré, c’est entendu : on y croit ». Mais en réalité, ce n’est pas si simple parce que le monde est un spectacle permanent de mal, de péchés et d’atrocités. Le Mal, le Prince de ce monde exerce encore un pouvoir réel sur ce monde, et à certains moments nous sommes brisés et déchirés et nous avons envie de dire à Dieu : « Tu as envoyé ton Fils. Le salut est acquis, la victoire est acquise. Mais en réalité, pourquoi le Fils ne viendrait-Il pas plus tôt que prévu ? Pourquoi n’est-Il pas là tout de suite ? Pourquoi la plénitude de la vie n’est-elle pas encore épanouie au cœur de notre existence ? »
Le fait de s’interroger sur la manière dont Dieu gère notre temps n’est pas une question tout à fait vaine. On pourrait même dire qu’être chrétien, c’est être comme ces prophètes et ces hommes d’Israël qui, obscurément, ont attendu la visite du Messie en criant : « Viens, Seigneur, déchire les cieux, viens ! Nous avons besoin que Tu sois parmi nous ». Un chrétien est un homme impatient de Dieu.
Alors pourquoi Dieu nous tient-Il en haleine comme cela ? J’ai une hypothèse à vous proposer. L’Ancien Testament est, me semble-t-il, le temps d’une grossesse. C’est le moment où Dieu a porté dans son sein son Enfant Bien-aimé Israël, et à travers Israël, Il portait en son sein Celui qui devait prendre définitivement figure humaine, Jésus le Christ venu dans notre chair, dans la chair d’Israël. Ce n’est pas moi qui invente cette image, c’est la Bible elle-même qui la donne : pour parler de l’amour de Dieu, elle utilise un mot qui désigne le sein maternel, les entrailles d’une mère, la matrice d’une mère. Dieu est un Etre dont l’amour pour les hommes vibre et résonne comme l’amour d’une mère pour son enfant. C’est quelque chose de prodigieux, car nous sommes tous bénéficiaires de cette première expérience. Dans ce temps de la gestation d’un enfant, à partir du moment même où l’embryon est formé, il se crée une communication et une communion permanentes entre l’enfant et sa mère. Et cette communion n’est pas d’ordre intellectuel, elle est à la fois affective, psychologique et charnelle. Une mère et son enfant dans son sein se comprennent charnellement. C’est à travers les soubresauts de l’enfant dans le sein de sa mère que la mère voit se transfigurer petit à petit son corps et son cœur de mère dans la tendresse, la joie d’être mère. Ainsi donc, dans ce temps mystérieux qui précède notre venue au monde se tissent et s’approfondissent déjà tous les éléments de nos futures relations humaines. Tout ce qui adviendra par la suite devra se greffer sur cette première communication vitale, à la fois psychologique, physiologique et spirituelle qui constitue le soubassement, les fondations humaines de notre être et de notre vie.
Tel est, je crois, le sens de l’ancienne Alliance. Dieu, en laissant se former en Lui Israël, en laissant se former Israël dans son amour, le prépare tout à coup à une sorte d’accouchement. Le mystère de l’histoire de l’Ancien Testament, c’est la manière dont Dieu devient fécond d’une humanité nouvelle. Il la laisse grandir, pousser, germer, s’épanouir en son sein. Et Il la fait grandir en essayant d’établir et d’approfondir des liens de communion avec ce peuple qui, au début, est un seul homme, un seul germe, Abraham, et qui grandit à travers la multiplication des individus, comme il y a une multiplication cellulaire qui forme un homme depuis la conception jusqu’au moment où il devient un bébé pleinement formé et capable de quitter le sein de sa mère. Par le même procédé, Dieu forme un seul peuple, le peuple messianique, en le laissant mûrir à l’intérieur de son amour comme dans un sein maternel, ainsi la communication n’est pas d’abord purement intellectuelle. Dieu le fait vivre, lui communique sa vie, son sang, son amour dans une grande proximité et profondeur de communion : à travers le don de la vie qu’Il fait à Sara, à travers le don de la Loi qu’Il fait à Moïse pour tout le Peuple, à travers les prophéties messianiques qu’Il donne par les prophètes pour David et sa descendance, à travers les appels sans cesse renouvelés à la tendresse, à la miséricorde et à l’amour, Dieu façonne, Dieu crée, Dieu pétrit la chair d’Israël et en fait un peuple messianique. Tel est le sens de l’ancienne Alliance. Nous-mêmes, nous avons ou croyons avoir tellement « d’idées très hautes et très évoluées » que nous sommes choqués par l’attitude de ce peuple qui va conquérir la terre promise avec son épée et au prix du sang. Mais il ne s’agit pas de voir cela d’abord selon de purs préceptes moraux, il s’agit de voir comment Dieu est obligé d’enfanter, Dieu est obligé de laisser grandir dans le sein de son amour maternel ce peuple. Et pour cela il Lui faut protéger son peuple, comme une femme enceinte doit se protéger de l’influence de maladies qui pourraient gêner l’épanouissement de l’enfant qu’elle porte en son sein.
Mais arrive le moment, au bout de neuf mois l’enfant ne peut pas rester dans le sein de sa mère. Il se passe un événement terrible pour l’enfant et très éprouvant pour la mère, l’accouchement. C’est une rupture. Or lorsque le Christ vient, Il est le premier-né, le premier-né d’Israël, Celui qui ouvre le sein maternel pour qu’un peuple nouveau, transfiguré par Lui, puisse sortir du sein maternel qui était un peu comme une prison et qu’il puisse vivre au grand jour dans la liberté des enfants de Dieu.
La venue du Christ que nous allons bientôt fêter à Noël est le moment où commence l’accouchement d’un monde nouveau, accouchement qui commence non seulement lorsque la Vierge Marie met au monde son Enfant, mais qui continue, à travers le mystère de la mort, de la mise au tombeau d’où le Christ, à nouveau, comme d’un sein maternel, va jaillir, ressuscité au matin de sa Pâque. Il s’agit pour Dieu d’enfanter des cieux nouveaux et une terre nouvelle. C’est pourquoi nous vivons dans un temps difficile, dans ce moment où il s’agit de sortir d’un enfermement dans lequel on se sentait bien au chaud. Et quand un enfant se trouve dans le sein de sa mère, si on devait alors lui expliquer que dans quelques jours ou dans quelques heures, il lui faudra en sortir, je crois qu’il dirait : « Je me trouve très bien ici, il y fait bon, il y fait chaud, c’est tranquille et douillet, je n’ai absolument pas envie d’en sortir ! » Or, il faut sortir de cette condition première. Il faut que ce peuple de Dieu qui a été si douillettement et si profondément entretenu par cette communication vitale de la vie et de l’amour de Dieu, comme dans un sein maternel, passe par un véritable accouchement messianique.
Tel est le sens des chemins qu’il faut frayer, de la voix qui crie dans le désert : « Préparez un sentier ». Comme le petit enfant doit se frayer un chemin à travers le sein de sa mère pour arriver à la pleine autonomie de la vie filiale, il faut qu’Israël passe à travers l’épreuve douloureuse de la mort et de la résurrection. C’est pour ça que le Christ vient comme le premier-né, celui qui apprend à Israël à sortir de sa condition première pour arriver au plein épanouissement, à la pleine condition filiale, à vivre en vis-à-vis de Dieu dans la pleine autonomie et la pleine liberté que Dieu veut pour ses enfants. Cela est douloureux. Saint Pierre nous dit qu’il faut passer travers le feu.
Il ne faudrait pas croire que cet accouchement s’est passé simplement entre le temps où Jean-Baptiste a dit : « Préparez les chemins du Seigneur » et le moment où le Christ est mort et ressuscité. En réalité, ce monde dans lequel nous vivons n’en finit pas d’être accouché pour la véritable filiation. Comme l’a dit saint Paul : « Toute la création gémit dans les douleurs de l’enfantement ». Et c’est pour cela que nous vivons un monde si dur. A certains moments, nous souffrons comme une mère au moment du travail et de la mise au monde. Et nous sommes confrontés à de multiples dangers et difficultés, et nous avons peur d’avancer, nous manquons de foi.
Cependant, nous vivons ce temps de l’Avent et ce temps de l’attente pour entrer dans la vraie vie filiale. Et le Christ est là et nous dit : « Courage, toutes ces épreuves que vous vivez, tout ce temps difficile que vous traversez, tout ce temps de l’accouchement, c’est pour que vous parveniez à votre véritable condition d’enfants de Dieu ». Amen.