LES GRANDES SOURCES D’APPROFONDISSEMENT DE
LA FOI OU LES OUTILS DU THÉOLOGIEN
Père Jean-Yves PAYET
Rencontre commune des Groupes Cycle Long
6 juillet 2025, Collège Saint Michel, Saint Denis
1.– Les fondements de la réflexion théologique dans les premiers siècles de l’Église
La théologie chrétienne s’est développée en s’appuyant sur des sources et des autorités diverses, qui fonctionnaient de facto comme des « lieux » d’où l’on tirait arguments et compréhensions de la foi. La réalité d’un ensemble de référentiels fonctionnait bien dès les débuts du christianisme.
1.1.– L’Écriture Sainte : la source primordiale et inépuisable
Que font Pierre et les autres disciples le jour de la Pentecôte pour expliquer aux foules ce qui se passe ?
Quels moyens utilise-t-il pour se faire comprendre et entreprendre la première annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ ?
Il cite les « Écritures ».
En effet, comme juif, il n’avait à sa disposition que la « Loi », « les psaumes » et les « Prophètes », ce que nous appelons aujourd’hui « l’Ancien Testament ». Il argumente à partir de l’histoire d’Israël. Il fait appel aux évènements du passé, qui pour lui, éclairent la vie, la mission, la mort et la résurrection de Jésus. Il fait déjà une « exégèse » littérale et une exégèse spirituelle, comme Jésus lui-même l’avait fait quelques semaines auparavant auprès des deux disciples d’Emmaüs. Le Nouveau Testament n’existait pas encore.
De même quelques années après, Paul se réfère uniquement aux « Écritures », il ne pouvait pas faire autrement, il était entrain d’écrire ses lettres qui deviendront une partie du Nouveau Testament.
Dès les premières communautés chrétiennes, l’Ancien Testament (la Loi et les Prophètes) était la première référence. Jésus lui-même s’y reporte constamment pour annoncer le Royaume de Dieu et s’identifier comme le Messie. Les Apôtres, à leur tour, interprètent la vie, la mort et la résurrection du Christ à la lumière des prophéties vétérotestamentaires.
Avec la rédaction et la diffusion des Évangiles et des Épîtres apostoliques, le Nouveau Testament devient la source fondamentale et spécifique de la foi chrétienne. Pour les Pères de l’Église, l’Écriture est le « dépôt de la foi », la parole inspirée de Dieu.
• Mode d’utilisation : L’exégèse scripturaire était centrale. Elle ne se limitait pas à une lecture littérale. Dès Origène, et même avant, on distinguait des sens (littéral, allégorique, moral, anagogique). La Bible était vue comme un tout cohérent, l’Ancien Testament préfigurant le Nouveau. Les Pères l’étudiaient, la commentaient dans leurs homélies, dans leurs lettres pastorales et leurs « commentaires ». Elle « servait » pour défendre la foi contre les hérésies (gnosticisme, arianisme, etc.) et pour nourrir la vie spirituelle des fidèles. C’était le « lieu » premier et incontesté.
1.2.– La Tradition Apostolique : La transmission vivante de la Foi
La notion de Tradition prend de l’importance dès Saint Paul. L’Apôtre insiste sur ce qu’il a « reçu » et « transmis » (1 Co 11,23 ; 15,3), soulignant la continuité et la fidélité à l’enseignement originel des Apôtres. Cette Tradition n’est pas une collection de dogmes figés,
mais la transmission vivante de la foi par l’Église, sous l’action de l’Esprit Saint. Il faut donc bien comprendre que le Nouveau Testament prend forme à travers un processus de transmission, tout comme la foi elle-même se reçoit et se transmet.
• Mode d’utilisation :
o La Règle de Foi (Regula Fidei) : Aux IIe et IIIe siècles, face aux multiples interprétations et hérésies, les Pères (Irénée de Lyon, Tertullien) insistent sur la « Règle de foi », un résumé de la doctrine apostolique, transmis oralement et par l’enseignement des Églises fondées par les Apôtres. C’est le critère pour interpréter correctement l’Écriture.
o La succession apostolique : La légitimité d’une doctrine était liée à sa conformité avec l’enseignement des évêques qui se trouvaient en ligne de succession ininterrompue avec les Apôtres. C’était une garantie de la pureté de la foi.
o Les liturgies et les pratiques : La Tradition s’exprimait aussi dans les liturgies, les symboles baptismaux, les credos naissants et les pratiques ecclésiales. « Lex orandi, lex credendi » (la loi de la prière est la loi de la foi) est une formule ancienne qui témoigne de l’importance de la liturgie comme lieu de transmission et d’expression de la foi.
1.3.– Les Pères de l’Église : témoins et interprètes autorisés de la Tradition

Les Pères se citent entre eux. Les Pères de l’Église sont des auteurs ecclésiastiques des premiers siècles (généralement jusqu’au VIIIe siècle en Occident, et plus tard en Orient) dont la doctrine est considérée comme normative en raison de l’ancienneté, de l’orthodoxie, de la sainteté de vie et de l’approbation ecclésiastique de leurs écrits.
• Mode d’utilisation :
o Autorité doctrinale : Leurs écrits étaient consultés comme des références pour comprendre et défendre les dogmes. Un argument « patristique » avait un poids considérable. Par exemple, la théologie trinitaire de Nicée fut largement défendue par Athanase et les Cappadociens, et leurs arguments sont devenus des piliers de la doctrine orthodoxe.
o Interprètes de l’Écriture : Ils étaient les commentateurs privilégiés de la Bible, et leurs méthodes d’exégèse (notamment les sens multiples) ont influencé des siècles de théologie.
o Unité et continuité : Citer les Pères permettait de montrer la continuité de la foi à travers les âges et l’accord des diverses Églises locales sur les points fondamentaux de la doctrine. Le consensus patrum (consensus des Pères) est devenu un critère d’orthodoxie.
2.– Les Conciles Œcuméniques : des moments clés de définition doctrinale
Les conciles, et en particulier les conciles œcuméniques (universels), furent des évènements décisifs pour la théologie. Ils ne se contentaient pas de définir des points doctrinaux ; ils étaient aussi des lieux de débats théologiques intenses, où des arguments scripturaires, patristiques et traditionnels étaient confrontés et affinés.
• Mode d’utilisation :
o Définition du dogme : Les décrets et canons conciliaires, notamment les symboles de foi (comme le Credo de Nicée-Constantinople), devenaient des repères théologiques inébranlables. Ils formulaient des vérités de foi de manière normative et contraignante.
o Condamnation des hérésies : Les conciles étaient souvent convoqués pour répondre à des controverses doctrinales majeures (ex. : l’arianisme à Nicée, le nestorianisme à Éphèse, le monophysisme à Chalcédoine). Leurs condamnations guidaient la réflexion théologique future.
o Développement doctrinal : Les conciles ne créaient pas de nouvelles doctrines ex nihilo, mais précisaient et développaient la compréhension de la Révélation face à de nouvelles questions. Par exemple, Chalcédoine ne « crée » pas la doctrine des deux natures du Christ, mais la formule avec une précision nouvelle face aux erreurs christologiques.
3.– La tradition spirituelle et liturgique : la théologie vécue
La tradition spirituelle est fondamentale. Elle a une immense importance comme « lieu » théologique, même si elle n’est pas toujours explicitement catégorisée comme telle. Elle représente la théologie en action, la foi vécue et expérimentée par le Peuple de Dieu.
• Mode d’utilisation :
o La liturgie (Lex Orandi) : comme mentionné plus haut, la prière de l’Église est un reflet de sa foi. Les hymnes, les rites, les prières eucharistiques, les liturgies baptismales… sont des expressions profondes de la doctrine. La liturgie n’est pas seulement un canal de la foi, mais un lieu où la foi se déploie et se comprend de manière expérientielle. Par exemple, la richesse théologique de la Divine Liturgie
de Saint Jean Chrysostome est immense.
o L’expérience des saints et des martyrs : Le témoignage des saints, leur vie héroïque, leurs écrits spirituels, leurs martyres sont des sources d’inspiration et de compréhension de la foi. Leurs vies manifestent la puissance transformatrice de l’Évangile. Leurs écrits (comme les Confessions de Saint Augustin, les traités ascétiques des Pères du désert…) ne sont pas de la dogmatique pure, mais ils
contiennent une théologie vécue et incarnée.
o La patristique « spirituelle » et la mystique : Dès les premiers siècles, certains chrétiens décrivent leurs expériences religieuses et spirituelles que l’on classera plus tard dans la catégorie des écrits mystiques. Ces expériences mystiques, bien que personnelles, ont souvent nourri la réflexion théologique sur la nature de Dieu, l’union à Lui, et le chemin de la perfection. Une grande partie de l’œuvre des Pères (Basile de Césarée sur le Saint-Esprit, Grégoire de Nysse sur la vie de Moïse, Augustin sur la Trinité et la grâce) n’est pas seulement dogmatique, mais profondément spirituelle, visant à transformer le lecteur.
Bien que le terme « mystique » ait évolué et été systématisé plus tard, l’expérience et la réflexion sur l’union à Dieu, la contemplation divine et l’élévation de l’âme étaient des réalités centrales pour de nombreux Pères de l’Église. Ils sont souvent considérés comme les fondateurs ou les inspirateurs des grandes traditions mystiques chrétiennes.
Voici trois maîtres spirituels de la période patristique (Ier au VIIIe siècle) que l’on considère comme des mystiques, chacun avec une approche distincte :
1. Origène (vers 185 – vers 254) : le mystique de l’exégèse spirituelle et du progrès de l’âme
Origène, le grand théologien d’Alexandrie, est souvent présenté comme l’un des premiers et des plus influents penseurs mystiques chrétiens. Sa mystique n’est pas séparée de sa théologie ou de son exégèse, mais en est le cœur.
o L’exégèse spirituelle comme voie mystique : pour Origène, l’Écriture Sainte possède plusieurs sens (littéral, moral, spirituel/allégorique). Le sens spirituel est le plus profond et révèle le mystère du Christ et de l’âme. La lecture de la Bible est donc une rencontre transformative avec le Verbe divin, une ascèse intellectuelle et spirituelle qui élève l’âme vers la contemplation.
o Le progrès de l’âme vers Dieu : sa pensée est marquée par l’idée d’un progrès incessant de l’âme vers Dieu, une « montée » continue. L’âme, créée à l’image de Dieu, est appelée à retrouver cette ressemblance par la purification (ascèse), l’illumination (connaissance de Dieu par le Christ et l’Esprit) et la contemplation. Ce chemin est semé d’épreuves et de purifications.
o La nuptialité spirituelle : son commentaire du Cantique des Cantiques est emblématique de sa mystique. Il y voit l’union de l’âme individuelle et du Christ, une relation sponsale où l’âme cherche et trouve son Époux divin. Cette interprétation aura une postérité immense dans la mystique chrétienne.
2. Grégoire de Nysse (vers 335 – vers 395) : Le mystique de l’Épectase et de la Ténèbre divine
Membre des Pères Cappadociens, Grégoire de Nysse est considéré comme le plus grand théologien mystique de l’Orient chrétien après Origène, dont il a repris et développé des thèmes essentiels tout en les purifiant.
o L’Épectase (le progrès infini) : C’est sa notion mystique la plus célèbre. L’épectase (du grec epektasis, « tension vers ») décrit le désir et le progrès infini de l’âme vers un Dieu infiniment transcendant. Contrairement à une idée de contemplation statique et finale, Grégoire affirme que la connaissance de Dieu est un processus sans fin, une course perpétuelle. Plus l’âme s’approche de Dieu, plus
elle réalise son immensité et son inaccessibilité, ce qui ne fait qu’accroître son désir et son élan vers Lui. La vision de Dieu ne s’épuise jamais.
o La Ténèbre divine : influencé par la tradition biblique (Moïse montant sur le Sinaï et entrant dans la nuée obscure où se trouve Dieu), Grégoire explore l’idée que la véritable connaissance de Dieu se trouve au-delà de toute intellection et de toute lumière sensible. Dieu est si transcendant qu’il est au-delà de la lumière, dans une « ténèbre sur-lumineuse ». L’accès à cette connaissance s’opère non par la raison discursive, mais par un dépouillement, un « abandon » qui mène l’âme dans cette obscurité où elle rencontre Dieu.
o L’image et la ressemblance : Il développe l’idée que l’homme est créé à l’image de Dieu, et que le chemin mystique consiste à restaurer cette image par la purification morale et l’union à Dieu. Son Traité de la vie de Moïse est une allégorie du chemin mystique.
3. Le Pseudo-Denys l’Aréopagite (fin Ve – début VIe siècle) : le mystique de la théologie apophantique et hiérarchique
Cet auteur anonyme, qui a écrit sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite (disciple de Saint Paul mentionné dans les Actes des Apôtres), a exercé une influence colossale sur toute la mystique et la théologie médiévales, tant en Orient qu’en Occident.
o La théologie apophantique (négative) : Denys est le grand théoricien de la théologie négative ou apophatique. Pour lui, Dieu est radicalement transcendant, au-delà de toute connaissance, de tout concept, de toute parole. On ne peut dire de Dieu ce qu’il est (théologie cataphatique), mais seulement ce qu’il n’est pas. La connaissance la plus haute de Dieu est une « ignorance savante » (agnosia), une
contemplation dans le silence et la « ténèbre sur-essentielle ». C’est en dépassant toutes les affirmations que l’on s’approche de l’ineffable.
o Les hiérarchies célestes et ecclésiastiques : Denys décrit un univers organisé en hiérarchies (célestes et ecclésiastiques) par lesquelles la lumière divine est transmise de manière ordonnée et progressive. Le mystique monte ces échelons, purifiant son âme et s’ouvrant à la divinisation par les sacrements et l’ascèse, sous la conduite des ordres supérieurs.
o L’union mystique : l’objectif est l’union à Dieu, qui est un dépassement de la raison et des sens. C’est un contact « supra-intellectuel » avec l’Inconnaissable, où l’âme se fond dans l’obscurité divine. Son œuvre La Théologie Mystique est un court traité qui condense cette approche apophatique de l’union à Dieu.
Ces trois figures, bien que distinctes dans leurs approches et leurs accents, partagent une même conviction de la possibilité d’une rencontre profonde et transformatrice avec le Divin, ouvrant la voie à des siècles de spéculation et d’expérience mystique chrétienne.
Conclusion : une systématisation tardive d’une réalité ancienne
Durant toute la période des Pères de l’Église, la théologie était donc moins une discipline structurée par des catégories prédéfinies qu’une dynamique de recherche de la vérité révélée à travers une constellation de références. L’Écriture était le soleil, éclairée par la Tradition vivante, interprétée par les Pères et définie par les Conciles, le tout imprégné par la vie liturgique et l’expérience spirituelle du peuple de Dieu.
4.– Les « lieux théologiques »
Le Moyen Âge est un haut lieu de la réflexion et de la recherche théologique. « La Somme Théologique » de Saint thomas, chef-d’œuvre dans l’histoire de la pensée théologique, introduit une autre dimension jusque là inconnue à la démarche théologique : « l’autorité » des maîtres en philosophie. La théologie fait ainsi une place honorable à la raison humaine qui devient un élément clé dans la justification de la rationalité de la foi. Cependant, il faudra attendre le XVIe siècle pour obtenir, à travers un écrit célèbre, le « De Locis Theologicis » (Des lieux théologiques), une théorisation de l’acte théologique qui fasse école, jusqu’à aujourd’hui.
Melchior Cano (1509-1560), théologien dominicain espagnol, est célèbre pour cette œuvre majeure, publiée à titre posthume en 1563. Dans cet ouvrage, il systématise les « lieux théologiques », c’est-à-dire les sources ou les principes d’où le théologien peut tirer ses
arguments pour établir la vérité doctrinale. Son but était de fournir une méthode rigoureuse pour l’argumentation théologique, en réponse aux défis de la Réforme protestante. La théologie catholique donne donc le nom de lieux théologiques aux divers domaines à partir desquels la connaissance théologique peut élaborer son savoir ou aux diverses sources auxquelles elle puise.
Selon Melchior Cano, les lieux théologiques se divisent en deux catégories principales : les lieux propres et les lieux annexes.
4.1.– Les lieux propres (ou « sources intrinsèques ») :
Ces lieux puisent directement à l’autorité divine et sont considérés comme les plus fondamentaux et certains en théologie. Ils sont au nombre de sept :
1. L’Écriture Sainte (Sacra Scriptura) : La Bible est la source première et la plus certaine de la vérité révélée.
2. La Tradition Apostolique (Traditio Apostolica) : La pratique et l’enseignement transmis par les Apôtres et leurs successeurs, interprétés par l’Église.
3. L’Autorité de l’Église Catholique (Auctoritas Ecclesiae Catholicae) : Le Magistère de l’Église, en tant que gardienne et interprète de la Révélation. Il s’agit de l’enseignement unanime des évêques unis au Pape.
4. L’Autorité des Conciles Œcuméniques (Auctoritas Conciliorum Generalium) : Les décisions et définitions des conciles reconnus par l’Église.
5. L’Autorité du Souverain Pontife (Auctoritas Summi Pontificis) : Les enseignements et décrets du Pape, en particulier lorsqu’il parle ex cathedra.
6. La Doctrine des Pères de l’Église (Doctrina Sanctorum Patrum) : Les écrits et les enseignements des grands Pères de l’Église, qui sont des témoins importants de la Tradition.
7. La Doctrine des Théologiens Scholastiques et des Canonistes (Doctrina Doctorum Scholasticorum et Canonistarum) : Les travaux des théologiens et des juristes qui ont contribué à développer et systématiser la doctrine chrétienne.
4.2.– Les lieux annexes (ou « sources extrinsèques ») :
Ces lieux ne dérivent pas directement de l’autorité divine, mais sont utiles pour soutenir et éclairer les arguments théologiques. Ils sont au nombre de trois :
8. La vérité rationnelle humaine (Veritas Rationis Humanae) : La raison naturelle et les principes philosophiques qui peuvent être utilisés pour comprendre et défendre les vérités de la foi.
9. L’Histoire (Historia) : Les évènements historiques et les faits avérés qui peuvent apporter un éclairage sur le développement de la doctrine ou la vie de l’Église.
10. Les Traditions humaines (Traditiones Humanae) : Les coutumes, les pratiques et les maximes populaires qui peuvent refléter une vérité morale ou religieuse.
L’apport de Melchior Cano fut de fournir une méthodologie claire et exhaustive pour la théologie, soulignant la hiérarchie et la complémentarité des différentes sources. Son œuvre a eu une influence considérable sur la théologie catholique, notamment dans le contexte de la Contre-Réforme, et a jeté les bases de ce qui sera plus tard la théologie fondamentale. À l’époque, l’expression désignait donc « le répertoire des domaines d’où peuvent être tirés les arguments (loci arguandi) de la discipline théologique ». Mais le De Locis Theologicis n’enferme pas le théologien dans un cadre à jamais fixé puisqu’il estime que le travail théologique cherche à « pratiquer à la fois l’invention (c.-à-d. la recherche des éléments intelligibles du donné révélé) et le jugement ». Ceci ouvre des perspectives que les théologiens du XXe siècle vont mettre en valeur.
4.2– Évolution des « lieux théologiques » au XXe siècle.
Les « lieux théologiques » tels que systématisés par Melchior Cano, bien que fondamentaux, ont été complétés et adaptés au fil du temps. Les sciences humaines et la pastorale (ou théologie pratique) – sont devenus des « lieux » à part entière, non pas au sens strict des « sources de la Révélation » comme l’Écriture, mais comme des sources d’interrogation, de compréhension et d’application de la foi dans le monde contemporain.
Voici comment on peut les envisager comme des lieux théologiques aujourd’hui :
4.2.1.- Les Sciences humaines comme lieu théologique
L’apport des sciences humaines (sociologie, psychologie, anthropologie culturelle, histoire des religions, psychanalyse, etc.) est devenu un lieu théologique majeur, surtout à partir du XXe siècle.
• Comment agissent-elles comme lieu :
o Interprétation du contexte humain : Elles aident la théologie à comprendre l’homme et la société dans lesquels la Révélation est reçue et doit être vécue. Elles offrent des outils pour analyser les mentalités, les comportements, les structures sociales et les défis existentiels contemporains.
o Dialogue et inculturation : La théologie ne peut plus ignorer les acquis des sciences humaines pour dialoguer efficacement avec le monde moderne. Elles permettent une meilleure compréhension des « signes des temps » et des aspirations profondes de l’humanité, facilitant ainsi l’inculturation de l’Évangile.
o Approfondissement anthropologique : Elles enrichissent la réflexion théologique sur l’anthropologie chrétienne, en particulier sur des questions comme la liberté, la conscience, la culpabilité, la souffrance, l’identité.
o Critique et autocritique : Parfois, les sciences humaines peuvent aussi interroger ou même critiquer certaines expressions traditionnelles de la foi, poussant la théologie à un travail d’autoexamen et de purification.
• Exemples concrets : La psychologie peut éclairer la spiritualité ; la sociologie peut analyser la pratique religieuse ; l’histoire (différente de l’histoire théologique des dogmes) peut situer les phénomènes religieux dans leur contexte socioculturel.
4.2.2.- La pastorale et la théologie pratique comme lieux théologiques
La théologie pratique – que l’on pourrait définir comme l’acte théologique à partir de la pastorale, c’est-à-dire de l’annonce concrète de l’Évangile par l’Église – se concentre sur l’application de la foi dans la vie concrète des communautés et des individus, est un lieu
théologique essentiel. Ce n’est pas seulement l’application de la doctrine, mais aussi une source de connaissance et de compréhension théologique en soi.
• Comment agit-elle comme lieu :
o Le vécu de la foi : Elle prend au sérieux l’expérience vécue des fidèles, de la communauté ecclésiale et du monde. Les défis pastoraux, les questions des fidèles, leurs joies et leurs peines, leurs attentes et leurs doutes sont des lieux où la Révélation est interrogée et doit être rendue intelligible et pertinente.
o L’action ecclésiale : Les pratiques liturgiques, sacramentelles, catéchétiques, caritatives, missionnaires de l’Église sont des lieux où la foi est mise en œuvre et où de nouvelles questions théologiques émergent. La théologie pastorale réfléchit sur l’efficacité de ces pratiques et sur leur adéquation avec l’Évangile.
o Le « sens de la foi » (Sensus Fidei) : Le Concile Vatican II a fortement remis en lumière le « sens de la foi » des fidèles (Vatican II, Lumen Gentium, n° 12). C’est la capacité du peuple de Dieu, sous la motion de l’Esprit Saint, à discerner et à comprendre la vérité de la foi. Ce sens des fidèles, tel qu’il s’exprime dans la vie pastorale, est une source vivante pour la théologie.
o La Révélation en acte : En un sens, la pastorale est le lieu où la Révélation continue de « parler » et d’être interprétée dans des situations nouvelles. Elle confronte la doctrine aux réalités concrètes et pousse à des reformulations ou des approfondissements.
• Exemples concrets : La réflexion sur l’accompagnement des familles en difficulté, la manière de célébrer les sacrements dans des contextes culturels différents, l’engagement social de l’Église, les questions éthiques soulevées par les avancées technologiques sont
autant de lieux où la pastorale fait émerger des défis théologiques.
5.– L’approche de la théologie fondamentale
La théologie fondamentale, en particulier depuis le milieu du XXe siècle, a intégré ces nouveaux « lieux ». Elle ne se contente plus de démontrer l’acte de foi a priori (sur la base de l’Écriture et de la Tradition), mais elle cherche aussi à montrer sa pertinence et sa crédibilité a posteriori, en dialogue avec l’expérience humaine et les questions du monde. Elle s’ouvre au dialogue avec les sciences, la philosophie contemporaine, et prend en compte les défis pastoraux pour articuler une « raison de l’espérance » (1 P 3,15) pour l’homme d’aujourd’hui.
En somme, si Melchior Cano a posé les bases d’une méthode rigoureuse en identifiant les sources premières de la Révélation, la théologie contemporaine a reconnu la nécessité d’élargir le spectre des « lieux » pour comprendre comment cette Révélation interagit, est comprise et est vécue dans la complexité du monde actuel. Ces nouveaux « lieux » ne remplacent pas les sources fondamentales, mais ils les enrichissent et les rendent plus dynamiques et pertinentes.
6.– La « Théologie clinique » comme nouveau lieu théologique
La notion de « théologie clinique » développée par Henri-Jérôme Gagey (et d’autres avant lui, comme dans le champ protestant avec le Clinical Pastoral Education) est particulièrement pertinente pour illustrer l’évolution des lieux théologiques. Gagey met en lumière que la
théologie ne peut se contenter d’une approche purement spéculative ou abstraite. Elle doit aussi s’enraciner dans le réel vécu, les situations concrètes des personnes et les interrogations existentielles que celles-ci rencontrent.
Dans cette perspective, la « clinique » ne renvoie pas seulement au domaine médical, mais à l’idée d’être « au chevet » de l’expérience humaine. C’est une démarche qui implique :