« La moisson est abondante mais les ouvriers sont peu nombreux ! » C’est un refrain, je dirais même un slogan évangélique, qui a servi de leitmotiv à travers l’histoire de l’Église pour encourager les vocations sacerdotales, éventuellement religieuses et surtout missionnaires. Cette phrase a été inscrite des millions de fois sur des images d’ordinations sacerdotales, a été répétée des centaines de fois dans des discours, des sermons ou des retraites pour susciter des vocations au milieu des églises. Je vous le dis comme je le pense, c’est un contre-sens total sur le sens de cette phrase. Le problème n’a rien à voir avec des vocations religieuses. La preuve, c’est que Jésus adresse ce discours non pas aux apôtres qui peuvent figurer les ministres de l’Église, mais à soixante-douze disciples c’est-à-dire des gens qui écoutent la Parole de Dieu comme vous, je ne peux pas dire comme vous et moi puisque précisément je suis prêtre et que vous ne l’êtes pas. La première chose que je voudrais dire c’est que je m’inscris en faux contre une interprétation qui s’est appuyée sur cette parole pour remettre le souci missionnaire à toute l’Église dans sa ‘cléricalité’ pour laisser les laïcs, les baptisés, couler des jours heureux sans se préoccuper de la dimension missionnaire de notre foi.
Mais alors vous me direz : « Comment nous avancer vers le monde ? » Les conseils de Jésus sont clairs : « N’emportez ni argent, ni sac, ni sandales ! Ne vous attardez pas en chemin ! » Notre attitude vis-à-vis du monde est une attitude de démunis. Voilà une chose très importante. Là encore, que de confusions ! Que de fois nous avons compris la mission comme une conquête ! Je crois que, grâce à Dieu, aujourd’hui la norme de la vie apostolique de l’annonce de la Parole de Dieu n’est pas celle que voudraient nous proposer certains mouvements qui pensent accomplir l’œuvre de Dieu dans une immense entreprise de subversion catholique de nos sociétés modernes. Nous sommes démunis devant le monde. Nous n’avons pas de pouvoir, « ni argent, ni besace, ni même de sandales » et pourtant il faut marcher ! C’est donc que nous sommes devant ce monde littéralement « les mains nues ». C’est là que se mesure notre propre courage devant ce monde. Si nous commençons à nous barder de tout un système, si nous reprenons les valeurs du monde ou certains systèmes par lesquels le monde fonctionne, si bonnes soient-elles, par exemple le travail, c’est que nous avons déjà perdu ce caractère démuni par lequel nous devons nous avancer vers le monde. Et c’est précisément cela que Jésus nous demande. Nous n’avons pas à conquérir le monde, contrairement à ce que l’on a cru parfois. C’est d’ailleurs par un idéal de conquête qu’on pensait devoir députer selon les cas des croisés, des jésuites ou des congrégations missionnaires du dix-neuvième siècle. Mais dans tous les cas, c’est le mauvais instrument ou un instrument qui ne répond pas exactement à l’attitude que Jésus demande dans ce passage, d’aller pieds nus, sans besace, sans argent et d’être là, simplement au cœur de ce monde.
Mais si nous sommes démunis au cœur de ce monde cela suppose que nous en acceptons un certain nombre de dépendances. Quand les disciples arrivent dans les villes ou les villages, ils doivent « manger ce qui leur est offert ». C’est fondamental. Les communautés chrétiennes n’ont pas à vivre dans une sorte d’angélisme missionnaire par lequel elles se reconstitueraient comme des sociétés autonomes, des espèces de super-sociétés totalement indépendantes du monde. Non, nous avons besoin de tout ce tissu de relations sociales, humaines, de relations d’entraide, de voisinage, de relations familiales qui constituent le monde dans lequel nous vivons notre appartenance au Christ. S’avancer en acceptant ce que le monde nous offre, c’est le début de l’attitude missionnaire. Non pas dire que nous arrivons et allons changer les structures, les manières de penser etc. Non ! Quand le missionnaire arrive, il accepte de manger à la table des païens, de ceux qui ne connaissent pas le Christ et même de recevoir d’eux le gîte et le couvert. L’Église n’a pas peur d’habiter dans le monde. Ceci n’est pas très évident dans la mentalité de nos chrétiens contemporains, reconnaissons-le.