Le vendredi 21 février 2025 Sainte-Marie-du -Trastevere
Homélie du Cardinal Jean-Marc Aveline, Archevêque de Marseille
Il y a un peu plus de 60 ans, le 21 novembre 1964, était promulguée par le pape Paul VI la constitution dogmatique Lumen Gentium, fruit de la réflexion des pères conciliaires sur l’Église. Le numéro 29 de cette constitution proposait le rétablissement du diaconat permanent, un ministère qui avait existé dans l’Église des premiers siècles, et dont les pères de Vatican II, voulant le promouvoir à nouveau, définissaient ainsi l’objectif :
« Servir le peuple de Dieu dans la “diaconie” de la liturgie, de la Parole et de la charité, en communion avec l’évêque et son presbyterium » (Lumen Gentium 29). Mais ce qu’avaient en vue les pères conciliaires, à savoir un soutien ministériel aux « jeunes Églises », notamment en Afrique et en Asie, ne se réalisa pas, et ce sont plutôt les Églises « de vieille chrétienté », en Europe et en Amérique tout particulièrement, qui ont peu à peu déployé ce nouveau ministère ordonné. L’Esprit Saint est toujours surprenant ! Et comme le disait jadis Charles de Foucauld à son ami Gabriel Tourdes,
« on travaille souvent pour autre chose qu’on ne croit » !
Soixante ans ! C’est déjà beaucoup mais, nous le sentons bien, ce n’est qu’un début ! Nous avons besoin de donner un nouveau souffle à cette vocation si belle, si nécessaire et si particulière. Je suis très heureux que soit ainsi mis en valeur votre ministère car il n’est pas toujours facile à comprendre. En effet, on est souvent tenté de le comparer à la mission du prêtre, en relevant ce que vous faites « de moins », ou bien à la mission du laïc, en cherchant ce que vous faites « de plus » ! Or, c’est au ministère de l’évêque que vous êtes directement liés, et ce n’est qu’en relation avec le ministère épiscopal de communion que le vôtre prend sens. À la fois comme un salutaire grain de sable qui rappelle, à temps et à contretemps, que la communion est encore imparfaite tant que les pauvres ou les plus éloignés n’ont pas été rejoints, mais aussi comme un savoureux grain de sel qui encourage l’assemblée à reconnaître la présence et l’action vivifiantes de l’Esprit dans le monde, qui appelle les témoins du Fils à le rejoindre pour la mission. C’est la raison pour laquelle, à bien y réfléchir, votre ministère est central pour la mission de l’Église.
Paradoxalement, votre ministère est central parce qu’il décentre l’Église d’elle-même. Alors que, par vocation, vous devez vous rendre proches de ceux qui sont le plus loin des réseaux ecclésiaux, vous êtes, dans la liturgie diocésaine, placés au plus près de l’évêque, juste à côté de sa cathèdre, non pas pour démontrer votre savoir-faire liturgique, mais plutôt pour signifier la prédilection du Seigneur pour ses enfants les plus fragiles, ceux que la société éloigne et que la miséricorde de Dieu va chercher en premier. Vous êtes comme ceux qui portent le paralytique et qui, bravant tous les interdits, viennent le placer aux premières loges, tout près de Jésus (cf. Mc 2, 1-12). C’est là toute la dignité, et parfois tout l’inconfort, de votre ministère, qui enrichit grandement la vie diocésaine et stimule sur le chemin de la sainteté non seulement tous les baptisés, mais aussi les autres ministres ordonnés, prêtres ou évêques, leur rappelant que la dimension diaconale reste à jamais au fondement de leurs vocations.
Les textes de la liturgie de ce jour nous aident à comprendre le lien profond entre votre mission diaconale, qui consiste à aller et venir du centre aux périphéries et des périphéries au centre – si bien que l’on ne sait plus ce qui est au centre et ce qui est à la périphérie – et le dessein salvifique de Dieu envers l’humanité. Saint Paul l’avait rappelé à Timothée : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2,4). Mais comment veut-il les sauver ?
Dans l’épisode de la tour de Babel, nous comprenons que le salut de Dieu n’est pas dans l’uniformité. Or, l’uniformité est une tentation récurrente dans l’histoire, lorsque des dictateurs en tous genres veulent mettre tout le monde au pas de leur puissance. Combien d’hommes et de femmes sont actuellement en danger de mort dans le monde, simplement parce que tel ou tel dirigeant, du haut de sa puissance et de son argent, a décidé de ne plus leur porter assistance ou de les condamner à la folie de la guerre ? La tentation de l’uniformité nous guette à chaque époque et d’une façon particulière aujourd’hui, en raison des réalités géopolitiques que nous connaissons, mais aussi des algorithmes et de l’intelligence artificielle par lesquelles on essaie subtilement d’uniformiser. Dieu, qui se méfie des dictateurs, parce qu’il sait combien son peuple en a souffert – et lui-même en a payé le prix – préfère « embrouiller » les situations et disperser les peuples, plutôt que de laisser ceux qui dirigent tenter d’uniformiser ceux qui leur sont soumis. Peut-être faut-il que les diacres, avec leur attention particulière à l’égard de ceux que la société tient à l’écart, aient eux-aussi le courage de rappeler à l’Église et au monde ce qui va à l’encontre du dessein de Dieu.
Car Dieu, nous a dit le psalmiste, qui « “ observe tous les habitants de la terre ” », est aussi celui « qui forme le cœur de chacun » (Ps 32 [33]). Dieu préfère la singularité à l’uniformité. Chaque visage qu’il a créé est unique, comme le faisait jadis remarquer un grand penseur juif, Moses Mendelssohn, qui se méfiait de l’effet pervers des révolutions quand elles imposent des idéologies. Dieu regarde chacun dans la singularité de sa personnalité. C’est un autre trait de votre ministère : regarder chacun à hauteur de visage. Et c’est à chacun, comme le disait l’antienne de l’Évangile, que le Seigneur offre son amitié : « Je vous appelle mes amis, dit le Seigneur, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître ».
En proposant aux disciples et à la foule cette amitié, Jésus ne cache pas à quel point elle est exigeante : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ». Derrière le visage d’un diacre, nous pouvons voir celui de ces frères et de ces sœurs meurtris par la vie et qu’il a aidés à porter leur croix. Vos épaules de diacres, comme celles de Joseph d’Arimathie, témoignent des tourments des hommes et des femmes de notre monde et du soutien réconfortant que vous leur apportez. Le salut passe par le fait d’accepter de porter la croix et de perdre sa vie à cause de Jésus et de l’Évangile. Ce dépouillement est nécessaire pour révéler à chacun le mystère qui est en lui, cette « parenté avec Dieu » qui le fait frère de toute l’humanité.
Alors, le combat contre l’uniformité ouvre à la véritable unité, celle qui fait droit à l’unicité de chacun et établit entre tous l’exigence de la fraternité. Il fallait disperser à Babel pour pouvoir un jour « rassembler dans l’unité [et non dans l’uniformité] les enfants de Dieu dispersés ». Votre ministère, chers frères diacres, est habité par cette préoccupation missionnaire : ne laisser personne sur le bord du chemin. Aller chercher les plus lointains. Rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. Être là, en leur nom, aux côtés de l’évêque. Servir la mission de l’Église comme ministres de la fraternité, pour aider l’évêque dans son ministère de communion.
Au nom de mes frères évêques, je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance envers vous-mêmes, chers frères diacres, envers vos épouses, qui ne sont pas « épouse de diacre », mais « épouse d’un mari qui est devenu diacre », et vos enfants, et à vous dire toute notre confiance. Merci, chers frères diacres de France ! Que le Seigneur bénisse vos ministères et que la Vierge Marie – Santa Maria di Trastevere – protège l’élan missionnaire de vos cœurs ! Notre estime, notre gratitude et notre prière vous accompagnent.